D’ailleurs, tout de suite après, il se met à tomber de la neige. À midi, tout est couvert, tout est effacé, il n’y a plus de monde, plus de bruits, plus rien. Des fumées lourdes coulent le long des toits et emmantèlent les maisons ; l’ombre des fenêtres, le papillonnement de la neige qui tombe l’éclaircit et la rend d’un rose sang frais dans lequel on voit battre le métronome d’une main qui essuie le givre de la vitre, puis apparaît dans le carreau un visage émacié et cruel qui regarde.

Tous ces visages, qu’ils soient d’hommes, de femmes, même d’enfants, ont des barbes postiches faites de l’obscurité des pièces desquelles ils émergent, des barbes de raphia noir qui mangent leurs bouches. Ils ont tous l’air de prêtres d’une sorte de serpent à plumes, même le curé catholique, malgré l’ora pro nobis gravé sur le linteau de la fenêtre.

Une heure, deux heures, trois heures ; la neige continue à tomber. Quatre heures : la nuit ; on allume les âtres ; il neige. Cinq heures. Six, sept ; on allume les lampes ; il neige. Dehors, il n’y a plus ni terre, ni ciel, ni village, ni montagne ; il n’y a plus que les amas croulants de cette épaisse poussière glacée d’un monde qui a dû éclater. La pièce même où l’âtre s’éteint n’est plus habitable. Il n’y a plus d’habitable, c’est-à-dire il n’y a plus d’endroit où l’on puisse imaginer un monde aux couleurs du paon, que le lit. Et encore, bien couverts et bien serrés, à deux, ou à trois, quatre, des fois cinq. On n’imagine pas que ça puisse être encore si vaste, les corps.

 

(Giono, Un Roi sans divertissement [1947] ; « Pléiade », t. III, p. 459 ; « Folio », p. 15-16)

 

 

 

        « Quand, sous les lourds flocons des neigeuses années / L’Ennui, fruit de la morne incuriosité / Prend les proportions de l’immortalité ». Dans le deuxième « Spleen » de Baudelaire, la monotone tombée de la neige figure le triomphe de l’ennui. L’image est semble-t-il chère au poète des Fleurs du Mal, qui associe également les « neigeuses années » à l’ennui dans « La Muse Vénale » (« les noirs ennuis des neigeuses années ») et qui conclut le poème « Le Goût du néant » par le vers « avalanche, veux-tu m’emporter dans ta chute ? », comme si rien n’exprimait mieux l’appel du néant que l’ensevelissement sous la neige. Neige et néant, neige et ennui : le thème a inspiré d’autres poètes. Verlaine, dans une de ses « Ariettes oubliées », fait de la neige l’emblème d’une insupportable inertie (« dans l’interminable / Ennui de la plaine / La neige incertaine / Luit comme du sable ») et l’ennui est au cœur du paysage verglacé qu’imagine Mallarmé dans son sonnet en -i (« quand du stérile hiver a resplendi l’ennui »).

            Au XXe siècle, peu d’écrivains français ont présenté avec autant de force la neige comme une angoissante source d’ennui que Giono dans Un Roi sans divertissement (1947). Dans ce premier tome des Chroniques romanesques, la tombée de la neige n’a rien d’un spectacle enchanteur : dans l’imaginaire de Giono, la neige est une force d’anéantissement, qui décolore le monde, le vide de sa richesse et de sa beauté. Elle éveille en chacun un mal existentiel dont rien ne saurait mieux « divertir » que le sang versé, comme en fait peu à peu l’expérience le héros du roman, Langlois, « justicier qui porte en lui-même les mêmes turpitudes qu’il entend punir chez les autres », selon Giono dans ses Entretiens.

           Le lien entre neige et sang, motif structurant dans Un Roi sans divertissement, est noué pour la première fois à l’occasion d’un saisissant tableau du village enneigé, situé quelques pages à peine après l’incipit du roman, et immédiatement avant le premier événement perturbateur à l’origine du fil policier de l’intrigue : la disparition de Marie Chazottes. Ce texte, qui annonce les principaux enjeux esthétiques et moraux du roman, se présente comme la description paradoxale d’un vide (le monde littéralement anéanti par la neige), repose sur une anthropologie pessimiste (la prégnance de la cruauté en l’homme) et s’élève à une dimension mythologique et sacrificielle.

 

 

*

 

  

            Une tournure est récurrente dans cette page : « il n’y a plus » (« il n’y a plus de monde, plus de bruits, plus rien » ; « il n’y a plus ni terre, ni ciel, ni village, ni montagne »). Le narrateur semble moins décrire un lieu qu’un vide, moins rendre compte d’une présence qu’il ne constate une absence. D’après les deux principales énumérations, le village nest pas seul à disparaître : la disparition acquiert une valeur cosmique, avec l’évanouissement du « monde », de la « terre », du « ciel ». La neige marque la victoire du néant, ce néant qui est au cœur de la réflexion romanesque de Giono, qui a envisagé d’intituler un de ses textes L’Invention du zéro et qui, dans Les Âmes Fortes, a si bien su peindre l’appel du vide chez Mme Numance (« Qu’est-ce que le vide ? ») comme chez Thérèse (« rien ne peut me combler »).

            La disparition est présentée comme à la fois auditive et visuelle. Auditive, la neige faisant cesser tout bruit : déjà dans Le Chant du Monde (1934), Giono associait la neige aux « épaisses nuit silencieuses ». Visuelle, dans la mesure où le verbe couvrir, au début de l’extrait, est à prendre dans son sens le plus fort, celui de « dérober à la vue » (TLF). Giono se réapproprie la métaphore courante de la neige qui emmantèle (« quand sous le manteau blanc qui vient de le cacher [...] », écrit Vigny dans « La Neige ») : la neige dissimule le monde tel un manteau qui empêcherait de voir le corps des choses. La comparaison avec le paon, image de la diversité du réel, est évocatrice : la gamme des couleurs est annulée par la neige, qui condamne les choses à une inquiétante indifférenciation. Le blanc, de fait, n’est pas une couleur quelconque. Il est « l’absence visible de couleur et en même temps le profond mélange de toutes », comme l’écrit Melville dans Moby Dick (que Giono traduit en 1941), à l’occasion d’un chapitre consacré à l’ambivalence de la couleur blanche, conventionnelle image de pureté et de joie, mais qui évoque aussi le teint des morts, les fantômes, le vide (« La blancheur de la baleine », chap. 41). La neige, enfin, uniformise, tout autant que l’espace, le temps. La scansion de l’heure (« une heure, deux heures, trois heures... »), annoncée par l’image de la main comme « métronome », montre que plus aucune variation n’est perceptible au sein de la journée. À midi ou le soir, la neige tombe de même, inlassablement, ainsi qu’en témoigne la répétition de l’impersonnel « il neige », qui peut rappeler la célèbre anaphore de « il neigeait » au début du poème « Expiation » de Hugo.

            Giono était avant la guerre, on le sait, l’écrivain du « chant du monde », qui célébrait le bonheur d’habiter la terre. Or, avec la neige d’Un Roi, rien n’est plus habitable : le mot est employé à la forme adjectivale (« la pièce n’est plus habitable »), puis, par un effet de gradation, il est substantivé (« il n’y a plus d’habitable »). Le lit, incarnation d’un reste de confort, est le seul refuge possible, mais n’est-ce pas dire que la neige invite à un sommeil létal ? Christian Morzewski a relevé que l’image finale des corps serrés l’un contre l’autre semblait annoncer, de façon morbide, celle des cadavres entassés dans les branches du hêtre (p. 499[1]). La neige tue, et la neige pousse à tuer : pour éviter l’insupportable blancheur de la neige, les héros de Giono la teignent de sang. C’est un authentique éveil à la cruauté que donne à voir, montrons-le à présent, le portrait des « hommes, femmes et enfants » blottis derrière la fenêtre.

 

*

 

            Dans cette neigeuse journée, de même que le paysage est indifférencié, les villageois perdent leur singularité. « Hommes, femmes, enfants » se ressemblent ; à la répétition du pronom tout (« tout est couvert, tout est effacé »), répond celle du déterminant tous (« tous ces visages », « ils ont tous l’air »). Aucun nom n’est cité : ces femmes et ces hommes sont des anonymes qui paraissent se confondre. Ils ont en commun d’arborer une inquiétante barbe qui émerge de l’obscurité. Or, cette barbe les assimile à M. V., dont la barbe était décrite quelques pages plus tôt (p. 457). N’est-ce pas dire que le meurtrier ressemble à tout le monde (« c’est un homme comme les autres » : la formule est récurrente au sujet de M. V.) et que tout le monde ressemble au meurtrier ? Bien des pages plus loin, dans l’un des plus beaux épisodes du roman (la visite de Langlois à la veuve de M. V.), se dessine à la fenêtre un autre visage, qui se révèle, comme peut l’inférer le lecteur, n’être autre que celui du fils du meurtrier :

 

Quelque chose frôla la fenêtre. C’était un petit garçon qui écrasait son visage contre la vitre. Il avait les yeux bleus de la femme. Je compris que, chaque soir, en sortant de l’école, il faisait pareil et qu’il collait son nez au carreau pour voir qui était dans la maison avant d’entrer. Car, ne nous ayant pas aperçus tout de suite à cause de l’ombre et du contre-jour, il avait encore une bouche d’enfant gourmand très paisible. (p. 564)

 

On remarque la même insistance sur l’ombre, le carreau, et surtout la bouche, décrite comme « gourmande », la gourmandise étant souvent chez Giono une image de l’appétit du mal (« c’était une gourmande », est-il dit de la Thérèse vengeresse des Âmes Fortes[2]).

           Dans ce morne village enneigé, l’apparition fugitive de visages à travers la fenêtre montre, mais de façon inquiétante, que toute vie n’a pas cessé. Le procédé est connu, témoin chez Balzac l’incipit d’Eugénie Grandet :

 

Il se trouve dans certaines villes de province des maisons dont la vue inspire une mélancolie égale à celle que provoquent les cloîtres les plus sombres, les landes les plus ternes ou les ruines les plus tristes. Peut-être y a-t-il à la fois dans ces maisons et le silence du cloître et l’aridité des landes, et les ossements des ruines. La vie et le mouvement y sont si tranquilles qu’un étranger les croirait inhabitées, s’il ne rencontrait tout à coup le regard pâle et froid d’une personne immobile dont la figure à demi monastique dépasse l’appui de la croisée, au bruit d’un pas inconnu. 

 

Chez Giono, le visage n’est pas « pâle et froid », il est « émacié » et surtout « cruel » : on ne saurait assez insister sur l’importance de cet adjectif, au seuil d’un roman qui est une ample méditation sur la cruauté. Dans son Carnet, Giono résumant Un Roi, dit de Langlois qu’il « connaît le besoin de cruauté de tous les hommes » et constate avec effroi que cette cruauté le gagne. La cruauté n’est pas un simple exercice de la violence ; elle suppose un raffinement, une complaisance, une gourmandise dans le mal, dont témoignent les méfaits de M. V. « On les voyait faites avec plaisir », est-il dit des entailles qu’il fait sur le corps d’un goret (p. 463). Giono rend la cruauté à son étymologie (cruor, le sang) : pour les héros gioniens, la cruauté est le goût du sang versé.

            « Un rose sang frais » : le sang est convoqué à titre de métaphore, en anticipation des scènes, nombreuses, où un sang bien réel coulera sur la neige. Bergues observe plus loin « le sang en gouttes, très frais, pur, sur la neige » (p. 464) ; c’est à nouveau une tache de sang que le loup regarde avant d’être exécuté, puis que Langlois, enfin, contemple sur la neige avant de se donner la mort. Pour décrire la vision du sang sur la neige, Giono s’inspire d’un épisode célèbre du Perceval de Chrétien de Troyes :

 

L’oie était frappée au col.

Elle saigna trois gouttes de sang

qui se répandirent sur le blanc :

on eût dit une couleur naturelle.

L’oie n’a ni blessure ni douleur

qui la retînt contre terre,

pour qu’il pût arriver sur les lieux à temps :

elle s’était envolée auparavant.

Et Perceval vit foulée

la neige qui s’était trouvée sous l’oie

et le sang qui était encore visible.

Il s’appuya sur sa lance

pour regarder cette semblance,

car le sang et la neige rapprochés

lui rappellent la fraîche couleur

du visage de son amie.

Il y pense tant qu’il s’oublie lui-même (trad. Henri Rey-Flaud).

 

Giono fait explicitement référence à cette page dans Un Roi sans divertissement : « je pense à Perceval hypnotisé, endormi [...], hypnotisé par le sang des oies sauvages sur la neige » (p. 465). L’oubli de soi (« il y pense tant qu’il s’oublie lui-même ») est interprété en termes d’hypnose et d’ensommeillement. Au terme du solennel divertissement qu’est la chasse, le narrateur dit bien du Loup : « il regarde le sang du chien sur la neige. Il a l’air aussi endormi que nous » (p. 541).

            En décrivant l’effrayante beauté plastique du sang sur la neige, Giono ne prend pas seulement la suite de Chrétien de Troyes. Comment, en lisant ce conte d’hiver qu’est Un Roi sans divertissement, ne pas songer à l’incipit du Blanche-Neige des frères Grimm ?

 

C’était au milieu de l’hiver, et les flocons de neige tombaient comme des plumes ; une reine était assise près de sa fenêtre au cadre d’ébène et cousait. Et comme elle cousait et regardait la neige, elle se piqua les doigts avec son épingle et trois gouttes de sang en tombèrent. Et voyant ce rouge si beau sur la neige blanche, elle se dit :

« Oh ! si j’avais un enfant blanc comme la neige, rouge comme le sang et noir comme l’ébène ! »

Bientôt elle eut une petite fille qui était aussi blanche que la neige, avec des joues rouges comme du sang et des cheveux noirs comme l’ébène ; ce qui fit qu’on la nomma Blanche-Neige.

 

La première victime de M. V., Marie Chazottes, « très brune et très blanche » (p. 480), a tout d’une Blanche-Neige. D’autres textes viennent à l’esprit : on n’est pas surpris de rencontrer dans le Dracula de Bram Stoker (1897) une description mêlant neige et sang (« il faisait jour, et, vers le nord, se reflétait sur la neige un long rayon de soleil, semblable à un sentier de sang »). Le mythe du vampire a des échos implicites dans Un Roi sans divertissement, et explicites dans Les Âmes Fortes, à l’occasion du plus long passage en italique du roman : « le furet ne mange pas de viande [...]. Il boit le sang. Si je trouvais quelque part du sang à boire, ça vaudrait peut-être la peine de me glisser dans le terrier » (Folio, p. 317). Nombreux sont les écrivains (tout comme les peintres et les cinéastes) que l’image du sang colorant la neige a inspirés. Relevons, parmi bien des exemples, que dans le récit de bataille de boules de neige sur lequel s’ouvre Les Enfants terribles de Cocteau, Paul perd du sang à cause d’une fatale boule de neige que lui lance, comme en un « coup de poing de marbre », le camarade dont il est amoureux (« un flot de sang échappé de la bouche barbouillait son menton et son cou, imbibait la neige [3] »).

 

*

 

            La densité du motif du sang sur la neige laisse entrevoir l’arrière-plan symbolique et mythologique qui sous-tend cette page d’Un Roi sans divertissement. Giono s’élève au niveau du mythe et de la tragédie, en multipliant les références au sacré de façon à donner à voir, par-delà l’anecdote, un inquiétant rituel, une cérémonie sacrificielle en passe de s’accomplir.

 

            Le « serpent à plumes » dont les villageois semblent célébrer le culte n’est autre que le dieu aztèque Quetzalcoalt. Giono éprouvait un vif intérêt pour les civilisations précolombiennes à l’époque de la rédaction du roman [4]. L’allusion à Quetzalcoalt a un sens transparent : le serpent à plumes est dans l’imaginaire européen associé à la pratique des sacrifices sanglants. Giono évoque ainsi, dans une page ultérieure d’Un Roi, les « couteaux d’obsidienne des prêtres de Quetzalcoalt » qui « s’enfoncent logiquement dans des cœurs choisis » (p. 481). En comparant les villageois à des prêtres de Quetzalcoalt, Giono confère à leur cruauté une valeur proprement sacrificielle. Les meurtres commis dans la suite du roman ne sont en effet pas de simples assassinats mais des exécutions solennelles, des cérémonies orchestrées avec soin.

            La page repose toutefois sur un syncrétisme évident. Le prêtre catholique fait partie lui-même des adorateurs de Quetzalcoalt, note Giono en ironisant sur le « ora pro nobis ». Le christianisme se résorbe ainsi dans le paganisme ; le curé ressemble à un grand-prêtre inca, il devient un sacrificateur en chef. Les « barbes de raphia noir », quant à elles, ont été rapprochées de représentations de Dionysos [5] ; d’autres critiques citent les chœurs antiques. Elles peuvent rappeler davantage encore les masques africains qui ont inspiré bien des artistes européens de la première moitié du XXe siècle. Tout se passe comme si un rite ancestral était célébré.

            S’il y a présence du sacré, c’est, enfin, parce que le triomphe de la neige est pensé, plus encore que comme un catacysme, comme une apocalypse. Giono propose rien de moins qu’une variation sur le thème de la fin du monde. « Il n’y a plus de monde », écrit-il, avant que la neige ne soit désignée par une prodigieuse périphrase : « [les amas croulants de] cette épaisse poussière glacée d’un monde qui a dû éclater ». Le mot croulant, qui, par ses sonorités, rappelle les fumées qui « coulent », suggère un effondrement généralisé : dans l’épisode de la messe, il sera de même question d’un « écroulement blanc ». L’image de l’éclatement, quant à elle, peut anticiper sur l’explosion finale de la tête de Langlois. Le monde ayant disparu sous la neige, il est nécessaire de se mettre en quête d’un nouveau monde, qui ne saurait s’offrir que dans le divertissement. Lorsque Frédéric II éprouve un vif plaisir à traquer M. V. comme un aventurier, n’est-ce pas un « nouveau monde » qu’il découvre ?

 

Heureux d’une manière extraordinaire à imaginer (c’est trop dire : à connaître instinctivement) que ce nouveau monde était d’un vaste sans limite ; semblable à l’archipel d’îles blêmes serties de noir que les rayons de poussière lumineuse avaient fait surgir de l’autre côté de l’Archat (p. 494).

 

L’image se complexifie à la page suivante, Frédéric II – homonyme d’un roi conquérant – étant comparé à Christophe Colomb : « quand il parlera du pays derrière l’Archat, il en parlera comme Colomb devait parler des Indes Orientales ». Le pays auquel Frédéric a soudainement accès, n’est-ce pas le pays de Quetzalcoalt, le pays du sang répandu, où le divertissement peut conjurer la malédiction de l’ennui ? Si Giono a pu écrire que « le sang versé, c’est une Amérique », c’est à la fois par référence aux rituels pré-colombiens et au sens où « le sang seul est capable de faire du nouveau[6] ». Chez les personnages gioniens en quête de divertissement, « plonger au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau » passe par le sang versé.

 

 

*

 

            Cette page d’Un Roi sans divertissement gagne à être comparée à un texte qui en est le prolongement, dans une autre des Chroniques romanesques de Giono, Les Grands Chemins :

 

Il y a une telle épaisseur de neige que tout a disparu. À peine si une ligne noire comme un fil de tabac dessine le contour des arbres. On a frotté la gomme sur tout : la page est redevenue presque blanche. Les grands châtaigniers de Chauvin sont effacés ; restent à peine des traces là où ils étaient. Le silence et le blanc font un tel vide qu’on a envie de mettre du rouge et des cris dans tout ça avec n’importe quoi [...] Refaire le monde entier : il en faut du matériel ! On s’aperçoit qu’en temps ordinaire on a à portée de la main des petits riens qui sont tout. La sécurité ne réjouit pas. Ce qui compte, pour le bonheur, c’est de tout remettre en question. [...] S’il y a quelque crime, par ici, ce sont également des crimes d’hiver (Giono, Œuvres Complètes, « Pléiade », t. V, p. 538).

 

La disparition, le silence, le rouge sur le blanc, les « crimes d’hiver » : un imaginaire commun se déploie d’un texte à l’autre. Face aux ruines d’un monde qui s’est écroulé, s’impose le rêve de « refaire le monde ». Il importe à cette fin de « tout remettre en question », expression que Giono emploie à l’identique dans « Monologue », une nouvelle de Faust au village où le jeu, paradigme du divertissement, permet de « tout remettre en question »[7].

            Dans Les Grands Chemins, Giono explicite une image qui n’affleurait que de façon sous-jacente dans Un Roi : le monde enneigé comme symbole de la page blanche. Le divertissement vise à colorer l’insupportable page vierge : il n’est pas anodin que le sang que verse M. V. « dessine comme les lettres d’un langage barbare, inconnu » (p. 463). N’est-ce pas le sens même du projet romanesque de Giono qui est ici en jeu ? Giono a répété dans ses Entretiens qu’il envisageait l’écriture comme un remède à l’ennui : « si j’invente des personnages et si j’écris, c’est tout simplement parce que je suis aux prises avec la grande malédiction de l’univers, l’ennui [8] ». « Le roman, un divertissement de roi », a écrit Henri Godard[9] : de même que les personnages inondent la neige de sang, l’écrivain-roi se divertit en couvrant d’encre la page blanche. Si cette encre a la couleur rouge du sang, c’est parce que le romancier rêve à des crimes passionnés : dans l’esprit de Giono, le sang est au principe du romanesque. Il ne faut donc pas se méprendre sur la cruauté que Giono attribue à l’homme : certes, Giono soutient dans son Carnet que « l’homme est naturellement mauvais [10] », mais sa cruauté fondamentale, il la satisfait moins en versant effectivement le sang qu’en rêvant à des drames sanglants, grâce aux prestiges de la fiction. À la fin des Âmes Fortes, si Thérèse, après « une nuit blanche », et alors qu’il neige, se révèle être « fraîche comme la rose » – nouvelle superposition du blanc et du rouge – c’est parce qu’elle s’est adonnée avec délectation au plaisir du récit, parce qu’elle a su être une âme forte en « se satisfaisant d’illusions comme un héros[11] ».

 

 

 

Nicolas Fréry

Mis en ligne le 23 février 2018

 

 

 

 



[1] Voir Christian Morzewski, « Un roi sans divertissement de Jean Giono ou l’arbre qui plantait des hommes », dans Roman, histoire, société. Mélanges offerts à Bernard Alluin, Presses de l’Université de Lille, 2005, p. 299-307.

[2] Giono, Les Âmes Fortes, Gallimard, « Folio », 2013, p. 357.

[3] Cocteau, Œuvres romanesques complètes, Gallimard, « Pléiade », 2006, p. 569.

[4] Dans Noé, le romancier décrit son bureau : « à gauche de cette fenêtre, sur le mur blanc, une carte de l’Amérique centrale : Mexico, Central America and the West Indies (The National Geographic Magazine). Elle est là depuis l’époque où je lisais Bernal Diaz del Castillo et Cortez. Beaucoup de bleu. Océan, mer des Caraïbes, Montezuma, les armures de coton, les supplices de l’or, des ruisseaux de sang coulent entre les troncs des vieilles forêts de basalte. (« Pléiade », t. III, p. 614). Voir deux textes de Pierre Michon sur Giono : « Giono chez les Aztèques » (Albin Michel, 2016, p. 330-347) et plus récemment le bel entretien « Et voilà pourquoi notre fille est muette », où le romancier revient sur le rôle des Aztèques, « le peuple le plus sacrificateur qui ait existé », dans l’imaginaire de Giono (Giono, éditions de L’Herne, 2020, p. 275-283).

[5] Philippe Mottet, La Métis de Jean Giono. Présence de la métis grecque dans l’art romanesque de Jean Giono, Publications de l’Université de Provence, 2004, p. 80.

[6] Giono, Faust au Village, « Silence », dans Œuvres Complètes, Gallimard, « Pléiade », 1980, t. V, p. 179.

[7] Ibid., p. 192.

[8] Giono, Entretiens avec Jean Amrouche et Taos Amrouche, Gallimard, 1990, p. 58.

[9] Henri Godard, Giono : le roman, un divertissement de roi, Paris, Gallimard, « Découvertes », 2004.

[10] Réflexion du 7 mai 1949, citée dans la notice du Moulin de Pologne dans la bibliothèque de la Pléiade (t. V, p. 1193).

[11] Giono, Les Âmes Fortes, éd. cit., p. 350.