Le temps n’est plus, Phénice, où je pouvais trembler.             297
Titus m’aime, il peut tout, il n’a plus qu’à parler :
Tu verras le Sénat m’apporter ses hommages,
Et le peuple de fleurs couronner nos images.                                   
    De cette nuit, Phénice, as-tu vu la splendeur ?
Tes yeux ne sont-ils pas tout pleins de sa grandeur ?               302
Ces flambeaux, ce bûcher, cette nuit enflammée,
Ces aigles, ces faisceaux, ce peuple, cette armée,
Cette foule de rois, ces consuls, ce sénat,                                        
Qui tous de mon amant empruntaient leur éclat ;
Cette pourpre, cet or, que rehaussait sa gloire,                         307
Et ces lauriers encor témoins de sa victoire ;
Tous ces yeux qu’on voyait venir de toutes parts
Confondre sur lui seul leurs avides regards ;
Ce port majestueux, cette douce présence...
Ciel ! avec quel respect et quelle complaisance                       312
Tous les cœurs en secret l’assuraient de leur foi !
Parle : peut-on le voir sans penser comme moi
Qu’en quelque obscurité que le sort l’eût fait naître,
Le monde en le voyant eût reconnu son maître ?
Mais, Phénice, où m’emporte un souvenir charmant ?             317

 

(Jean Racine, Bérénice, acte I, scène 5)

 

 

 

            « Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle / Qui fut, pour tout un peuple, une nuit éternelle » ; « Cette nuit, je l’ai vue arriver en ces lieux / Triste, levant au Ciel ses yeux mouillés de larmes / Qui brillaient au travers des flambeaux et des armes ». Dans des scènes célèbres d’Andromaque (III. 8) et de Britannicus (II. 2), Racine a été poète de la nuit, une nuit sinistre, aux lueurs d’incendie, où triomphe la cruauté : Pyrrhus assassine les Troyens, Néron conçoit un amour pervers pour Junie en pleurs. Dans la tragédie qu’il écrit après Andromaque (1667) et Britannicus (1669), à savoir Bérénice (1670), Racine compose à nouveau une page flamboyante de poésie nocturne. Mais cette fois, la nuit, loin d’être une nuit de larmes et de douleur, est une nuit pleine de « splendeur », où tout, à première vue, respire la majesté, le triomphe heureux et serein. Ce serait toutefois compter sans l’ironie tragique : Bérénice assure que la cérémonie nocturne qu’elle évoque avec ravissement assurera à jamais son bonheur, alors qu’elle précipite en réalité son malheur.

           La scène 5 constitue une rupture au sein de l’acte I de Bérénice : Antiochus, qui était jusqu’alors au premier plan, s’éloigne après avoir avoué à Bérénice son « inutile amour » (I. 4), et la Reine, demeurée seule avec sa confidente, se livre à elle. Tout oppose l’amicale indifférence dont Bérénice fait preuve envers Antiochus et sa passion ardente pour Titus, qui s’exprime à plein dans le tableau grandiose qu’elle brosse de la cérémonie de la veille. L’originalité de cette tirade ressort avec force si on la compare aux quelques vers qui étaient consacrés à cette même célébration nocturne à la scène 4, en présence d’Antiochus :

 

Vous fûtes spectateur de cette nuit dernière,

Lorsque, pour seconder ses soins,

Le Sénat a placé son père entre les Dieux. (I. 4, v. 163-165)

 

L’écart est complet entre une description succincte et objective (scène 4) et une évocation passionnée (scène 5). Le mot spectateur a beau figurer à la scène 4, ce n’est qu’à la scène 5 que la cérémonie, rappelée avec un luxe de détails, s’impose comme un authentique spectacle, plein d’éclat et de majesté, qui sollicite la vue et l’imagination. Il est frappant surtout que l’objet réel de la cérémonie, identifié à la scène 4, soit presque perdu de vue à la scène suivante : la divinisation par le Sénat de Vespasien, le père de Titus, en vertu du rituel romain qu’est l’apothéose. Dans la tirade de la scène 5, l’apothéose de Vespasien est longuement décrite par Bérénice, mais sans la moindre mention de Vespasien. Tout se passe comme si, dans l’esprit de Bérénice, le Sénat divinisait moins le père, Vespasien, qu’il ne célébrait en grande pompe le fils, Titus[1].

            D’après Bérénice, Titus est au centre de la cérémonie, au plus sens fort du terme. Il est la source unique de la lumière, l’objet exclusif de tous les regards. Les Romains ressentiraient pour lui une admiration fervente qui ressemble curieusement à de l’amour (« tous les cœurs en secret l’assuraient de leur foi »). Ainsi la tirade repose-t-elle sur un effet de projection amoureuse :  Bérénice prête au reste de l’assistance ses sentiments passionnés, elle suppose à chacun la vénération qu’elle ressent pour Titus. Le tableau se révèle être de part en part gouverné par le regard amoureux de Bérénice, quelque effacée qu’elle semble être de la scène. C’est elle qui rêve un Titus au faîte de sa gloire, un Titus qui devient le centre de l’univers, l’auguste monarque vers lequel le monde est tourné. Jamais Racine n’a mieux montré comment l’amour transfigure l’être aimé au point de lui conférer une aura cosmique.

            Chose rare dans la tragédie classique, c’est donc un épisode apparemment heureux qui est évoqué dans cette tirade. À l’inverse des héroïnes raciniennes hantées par un événement traumatique, Bérénice rapporte avec jubilation un moment de grâce. Elle se délecte d’autant plus de ce « souvenir charmant » que la consécration de Titus signifie selon elle la consécration de leur amour. Il faut replacer la tirade dans son contexte immédiat : si Bérénice évoque cette splendide nuit, c’est à l’origine pour dissiper les craintes de sa confidente (et, implicitement, ses propres « alarmes », qu’elle avouait au v. 151) en présentant Titus comme un Empereur tout-puissant qui pourra l’épouser malgré les réticences des Romains. Pourtant, comme la suite de la pièce le montre, l’accession de Titus au trône, loin de lui conférer tous les droits, le contraint à d’amers devoirs. Toute cette tirade témoigne donc d’une méprise radicale sur la toute-puissance prétendue du souverain. Bérénice se berce d’illusions en rêvant un Titus qui d’un mot peut se soustraire aux traditions les plus fermement établies. L’aveuglement tragique de l’héroïne est tel que, pour le lecteur informé du dénouement, le tableau lumineux brossé par Bérénice se colore de ce que Racine, dans sa préface, appelle une « tristesse majestueuse ».

 

 

*

 

            Parmi les confidentes raciniennes, certaines ont pour rôle de tempérer l’inquiétude de leur maîtresse, d’autres de les mettre en garde contre un danger imminent. Phénice appartient à la seconde catégorie (au contraire par exemple d’Albine au début de Britannicus) : elle rappelle à Bérénice – et au spectateur, la scène faisant encore partie de l’exposition de la pièce – que la loi romaine menace d’empêcher son mariage avec Titus. La réponse de Bérénice, aussi brève que catégorique, témoigne d’une assurance complète : « le temps n’est plus, Phénice, où je pouvais trembler ». En opposant le passé et le présent, Bérénice présente la mort de Vespasien et l’accession de Titus au trône comme les événements les plus propres à dissiper ses craintes, alors qu’on apprend à l’acte II que c’est précisément à l’instant où Titus « ferme la paupière » de son père qu’il prend la décision de ne plus « être à ce qu’[il] aime » (v. 463).

          La tirade est donc empreinte d’une puissante ironie tragique, qui culmine dans le deuxième vers, scandé en trisyllabes : « Titus m’aime, il peut tout, il n’a plus qu’à parler ». L’hémistiche « il n’a plus qu’à parler » prend un double sens amer, dans la mesure où le drame de Titus sera justement le drame de l’impossible profération (« et dès le premier mot ma langue embarrassée / Dans ma bouche vingt fois a demeuré glacée », v. 474-475). Quand il se résoudra à parler, à l’acte IV, ce ne sera du reste guère pour épouser Bérénice, mais pour refuser sa main. Quant à la déclaration lapidaire « il peut tout », qu’on trouvait à l’identique dans la bouche d’Antiochus (au v. 43, « aujourd’hui qu’il peut tout »), elle repose sur une conception erronée de la souveraineté, hâtivement pensée en termes de toute-puissance absolue.

            Le premier quatrain se conclut par l’évocation d’images heureuses que Bérénice se plaît à considérer : le Sénat et le Peuple, les deux ennemis de son bonheur, lui seraient tout acquis. En réalité, ces scènes fantasmées n’auront pas d’autre existence que dans l’imagination de Bérénice. Les éditions, pour le vers 300, proposent tantôt « de fleurs couronner nos images » (1671), tantôt « de fleurs couronner ses images » (1697) : quel que soit le possessif retenu, l’intronisation de Titus est partiellement rêvée par Bérénice comme sa propre intronisation. 

 

 

*

 

            Entre le vers 300 et le vers 301 s’opère le passage d’une scène future à une scène passée, à partir d’un polyptote sur le verbe qui gouverne l’extrait, voir : à « tu verras » se substitue « as-tu vu ? ». Les deux scènes ont en commun leur caractère grandiose : à l’image fantasmée du Sénat honorant Bérénice, succède l’évocation éclatante de la cérémonie de la veille. Toute l’ironie tragique est que Bérénice rêve d’un rapport de cause à conséquence entre les deux scènes : le triomphe de Titus pendant l’apothéose de Vespasien déboucherait nécessairement sur l’officialisation de son union avec Bérénice – il n’en sera bien sûr rien.

            « De cette nuit, Phénice, as-tu vu la splendeur ? » : ce vers est comme le symétrique du célèbre « Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle », avec l’homophonie remarquable des noms Phénice et Céphise, placés tous deux à la césure. Les deux hémistiches, « de cette nuit, Phénice » et « as-tu vu la splendeur », créent un effet d’antithèse, la splendeur étant étymologiquement l’éclat : s’impose l’image paradoxale d’une nuit lumineuse, d’une « nuit enflammée » (v. 303). En effet, le mot éclat est à la rime (v. 306), et la lumière du feu (avec les « flambeaux », les « bûchers ») et de « l’or » (v. 307), produit un effet de clair-obscur qui est pour beaucoup dans la beauté onirique de la scène.  

           Si le passage du futur « tu verras » au passé « as-tu vu » était riche de sens, l’inflexion vers le présent (« tes yeux ne sont-ils pas tout pleins de sa grandeur ») ne l’est pas moins : la cérémonie aurait laissé une impression si forte sur Phénice qu’elle se rejoue encore sous ses yeux. L’actualisation de la scène passée est au cœur du travail stylistique sur l’hypotypose : toute la force de la tirade est de donner au spectateur l’illusion que la cérémonie de la veille se répète en sa présence.

            La lumière éclatante qui triomphait cette nuit-là, et qui selon Bérénice devrait continuer à éblouir Phénice, n’émanait que d’un seul : Titus. Le mot splendeur rime avec celui de grandeur, mais cette grandeur est « sa grandeur », celle de Titus. Le schéma syntaxique des vers 303 à 306 est frappant : commence une ample énumération, mais les objets inventoriés, repris par le pronom tous, sont finalement subordonnés à Titus, car c’est de lui qu’ils « empruntaient leur éclat » (v. 306). La lumière des flambeaux, la pompe des Rois et des Consuls, n’ont d’éclat que celui que leur prête l’éblouissant Titus, présenté comme le seul et unique foyer de la lumière. Dans le vers suivant, « cette pourpre, cet or que rehaussait sa gloire », le pronom objet que remplace le pronom sujet qui, plus attendu : ce n’est pas l’or qui confère à Titus sa majesté, c’est Titus qui donne à l’or son éclat. Aux yeux de Bérénice – car c’est bien son regard qui domine, et non celui, allégué, de Phénice –, il n’est d’autre centre du spectacle que Titus.

            On peut apprécier ici comment Racine s’inspire des historiens romains pour détailler avec précision le rituel de l’apothéose (Hérodien décrit le lâcher d’aigle, les torches, le bûcher), mais métamorphose poétiquement la scène en adoptant le point de vue d’une amoureuse éprise du nouvel Empereur. « C’est une espèce de fête, où entre du deuil et de la tristesse », écrit Hérodien à propos de l’apothéose dans son Histoire des Empereurs romains (IV. 2). Or, Bérénice efface tout ce que la cérémonie peut avoir de pathétique, pour n’en retenir que la pompe et la majesté. On en oublierait que le bûcher a pour fonction de brûler le corps du défunt Empereur ; il ne vaut dans le récit de Bérénice que pour la lumière qu’il répand. D’autres détails historiques prennent une signification nouvelle, comme les « lauriers » qui rappellent la victoire de Titus en Judée, mais aussi par là la victoire qu’il a remportée à cette occasion dans le cœur de la Reine de Palestine, Bérénice. Plus loin, le « port majestueux » est certes une expression issue d’un portrait de Titus par Tacite dans Les Histoires (« la grâce de son visage [était] empreinte d’une certaine majesté » ; « decor omnis cum quadam majestate »), mais le « port majestueux » acquiert une tout autre valeur chez Racine, où il est admiré par une amoureuse passionnée, telle Phèdre déclarant à Hippolyte (II. 5) : « il avait votre port, vos yeux, votre langage / Cette noble pudeur colorait son visage ».

            À partir du vers 309, les regards se multiplient : il n’est plus questions des seuls yeux de Phénice, mais de regards « qu’on voyait venir de toutes parts ». Le pronom on se réfère en priorité à Bérénice, qui, par un complexe jeu de regards, contemple avec jubilation les yeux tournés vers son amant. Ces yeux sont « avides » et les mots complaisance et foi, clichés du discours tendre, les assimilent à des regards amoureux. Bérénice, dans cette nuit « trouée de lumière et d’yeux[2] » démultiplie son propre regard en une foule de regards tendres dirigés vers l’Empereur, vers l’amant. Ces yeux admiratifs s’opposent aux « yeux jaloux » que Phénice décrivait dans la réplique précédente (v. 293), avec davantage de lucidité que Bérénice. À mille lieues des « yeux avides », il sera en effet plutôt question dans la suite de la pièce des « yeux blessés » des Romains (v. 409 ; v. 726), indignés à l’idée d’un mariage entre Titus et une Reine [3]. Bérénice prétend sonder les cœurs, expliciter ce que les spectateurs ressentent « en secret » (v. 313) ; en réalité, elle prête au monde entier les sentiments qui l’animent.

 

*

 

          Rien ne montre mieux que le v. 314 combien dans cette tirade Bérénice projette ses pensées en autrui : « Parle. Peut-on le voir sans penser comme moi ». L’hypothèse de sentiments non partagés n’est pas même envisagée. Tel est le mouvement du sujet aimant : essentialiser les qualités de l’être aimé au point de les croire une évidence pour tous. Ce qui dans une comédie relèverait de l’ingénuité (Agnès, dans L’École des Femmes, dit d’Horace à Arnolphe : « Vous l’aimeriez sans doute, et diriez comme nous... ») est l’indice par excellence, dans la tragédie, d’une passion exclusive.

            Dans un élan final, Bérénice soutient que la grandeur de Titus serait manifeste même s’il n’était pas né Prince. Le mot obscurité (v. 315), pris ici dans son sens social (« bassesse de la naissance », dans le Dictionnaire de Furetière), contraste avec la constante suggestion de la lumière dans la tirade. Aux yeux de Bérénice, la grandeur de Titus n’est pas une « grandeur d’établissement », dépendant du Sort, mais une « grandeur naturelle » (dirait Pascal) qui se serait manifestée dans quelque condition sociale que ce soit. Ces deux vers sont aussi pour Bérénice une profession d’amour : elle promet qu’elle aurait aimé Titus même dépourvu de titres et de pouvoir, en vertu d’un amour proprement inconditionnel. Bérénice, ne parlait pas autrement dans l’une de ses premières répliques : « Juge de ma douleur, moi dont l’ardeur extrême / Je vous l’ai dit sans fois, n’aime en lui que lui-même / Moi qui, loin des grandeurs dont il est revêtu / Aurais choisi son cœur, et cherché sa vertu » (v. 161-162). Racine veille à distinguer son héroïne du type de l’ambitieuse (dont relève par exemple Domitie dans Tite et Bérénice de Corneille), et, plus particulièrement, de la reine orientale avide de pouvoir : Bérénice ne cesse de souligner qu’elle aime en Titus son essence profonde, non son statut d’Empereur. Affirmation qui n’est néanmoins pas exempte de paradoxes : Bérénice déclare aimer l’homme et non l’Empereur, mais Titus a cessé d’être autre que l’Empereur. Elle proclame sa passion pour un Titus dépouillé du pouvoir alors que Titus n’existe plus indépendamment de son pouvoir (« il ne s’agit plus de vivre, il faut régner », dira Titus, qui renonce à lui-même en montant sur le trône).

            Après cette déclaration passionnée, qui constitue le sommet de la tirade, Bérénice se ressaisit, comme au sortir d’un rêve : « mais Phénice, où m’emporte un souvenir charmant ? ». Ce dont témoigne ce vers, c’est l’écart entre la fonction initialement dévolue à la tirade et celle qui lui est progressivement conférée. En décrivant la cérémonie de la veille, l’héroïne voulait de prime abord invalider les peurs de Phénice ; or, bien vite, cette visée argumentative s’estompe, et Bérénice s’abandonne au simple plaisir de l’évocation, à la pure joie de célébrer celui qu’elle aime. Le ton de Bérénice se veut triomphal ; son optimisme est rayonnant. Cette assurance, toutefois, commence à s’écailler dès la première entrevue avec Titus à l’acte II, et, à distance, la flamboyante cérémonie nocturne paraît n’avoir offert à Bérénice qu’une joie illusoire. 

 

 

 

Nicolas Fréry

Mis en ligne le 24 novembre 2017

 

 



[1] Comme l’écrivait Marmontel dans ses Eléments de littérature (art. Narration) : « dans l’apothéose de Vespasien, Bérénice n’a vu, ne fait voir à Phénice que le triomphe de Titus ».

[2] Jacques Scherer, Racine et/ou la cérémonie, PUF, 1982, p. 59.

[3] « Bérénice voit tous les regards se tourner vers Titus, ces regards mêmes qui apprendront à Titus qu’il lui est interdit d’épouser une reine étrangère » (Jean Starobinski, « Racine et la poétique du regard », dans L’œil Vivant, Gallimard, « Tel », 1999, p. 82).